mercredi 13 avril 2011

Chronique : Les Visages écrasés de Marin Ledun (Seuil)

Extrait de Vol de nuit, par Antoine de Saint-Exupéry :
Un ingénieur avait dit un jour à Rivière, comme ils se penchaient sur un blessé, auprès d'un pont en construction : "ce pont vaut-il le prix d'un visage écrasé ?" Pas un des paysans, à qui cette route était ouverte, n'eût accepté, pour s'épargner un détour par le pont suivant, de mutiler ce visage effroyable. Et pourtant l'on bâtit des ponts. L'ingénieur avait ajouté : "L'intérêt général est formé des intérêts particuliers : il ne justifie rien de plus". - "et pourtant, lui avait répondu plus tard Rivière, si la vie humaine n'a pas de prix, nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait, en valeur, la vie humaine... Mais quoi ?"
Et Rivière, songeant à l'équipage, eut le cœur serré. L'action, même celle de construire un pont, brise des bonheurs; Rivière ne pouvait plus ne pas se demander "au nom de quoi ?"
"Ces hommes, pensait-il, qui vont peut-être disparaître, auraient pu vivre heureux". II voyait des visages penchés dans le sanctuaire d'or des lampes du soir. "Au nom de quoi les en ai-je tirés ?" au nom de quoi les a-t-il arrachés au bonheur individuel ? La première loi n'est-elle pas de protéger ces bonheurs-là ? Mais lui-même les brise. Et pourtant un jour, fatalement, s'évanouissent, comme des mirages, les sanctuaires d'or. La vieillesse et la mort les détruisent, plus impitoyables que lui-même. Il existe peut-être quelque chose d'autre à sauver et de plus durable; peut-être est-ce à sauver cette part-là de l'homme que Rivière travaille ? Sinon l'action ne se justifie pas.

Les Visages écrasés, c'est l'effroyable destin d'une femme hantée qui va devenir à la fois un ange exterminateur et rédempteur sur ce champs de batailles que devient la souffrance au travail. On pense à "Je vais prendre ta douleur" la chanson de Camille et à John Caffey dans La Ligne verte de Stephen King. Elle va absorber les peines et les maux jusqu'à l'implosion. L'auteur prête des mots de tête à son héroïne effroyablement authentiques, poétiques et souvent tragiques.

Ce que vit l’héroïne de ces Visages écrasés, c'est le destin de la mèche d'un bâton de dynamite qui se consume. Une lente agonie, juste retardée par l’absorption massive de différents médicaments et amphétamines. Son sort est irrémédiable : elle se consume, elle devient poussière au fur et à mesure, elle transporte sa dernière étincelle de vie jusqu'à l'explosion.

Marin Ledun romance un sujet douloureux qu'il avait abordé en 2010 dans son essai Pendant qu'ils comptent les morts (aux éditions Tengo).
Niveau noirceur, le livre est dans le prolongement de Modus Operandi et de la Guerre des Vanités. Une noirceur qui enveloppe héros et lecteurs dans un brouillard de plus en plus dense et qui hante longtemps après avoir tourné la dernière page.

Dans ses précédents livres, Marin Ledun s'est toujours attaché à construire des personnages féminins puissants et aux multiples facettes. Personnages secondaires qui, si on y regarde d'un peu plus près, sont les véritables héroïnes de ses romans. Dans Les Visages écrasés, c'est Carole Matthieu qui les incarne toutes à la fois, comme si elles étaient finalement ses autres incarnations.  Voici ce que je disais de Catherine dans Modus Operandi :
C’est difficile à dire mais il semble que Marin Ledun arrive avec subtilité à laisser planer un parfum de femme dans cette histoire. Dans la sensibilité, la réflexion, les descriptions, il parvient à maintenir dans les parages de son héros, une sorte d’aura de douceur.

Catherine est à la fois une mère, une collègue, une maitresse, une infirmière qui panse les plaies. Elle écoute, elle réconforte, elle pardonne, elle insiste, elle accepte, elle affronte, elle est vivante. Elle est en quelque sorte l’ange gardien d’Eric. [...] C’est peut être ce qu’incarne la femme dans les romans de Marin Ledun : une conscience rédemptrice ou salvatrice ? 
Et toujours cette impression que ce roman est l'histoire que l'auteur a toujours eu en ligne de mire depuis Modus Operandi, Marketing Viral, Le Cinquième clandestin son opus de la série Mona Cabriole, la Guerre des Vanités et Zone Est. Les Visages écrasés renvoi dans la forme aux sensations de lectures que j'avais eu avec Marketing Viral. Voici ce que j'en disais :
Mais le reste est raconté de manière tellement fluide, que le style ne semble s’inspirer d’aucun mécanisme littéraire. C’est difficile à décrire comme impression mais dès le début de notre lecture, on oublie presque que c’est de la fiction. Le lecteur prend vite conscience qu’on lui raconte une histoire mais pas de la manière habituelle, tant l’auteur parvient à s’effacer pour juste laisser ses mots et ses personnages opérer leur magie sur nous.
Autre fil rouge qui va relier l'ensemble des romans de l'auteur, c'est l'addiction de ses personnages. Carole tombe sous l'emprise de la consommation de médicaments à hautes doses ce qui n'est pas sans rappeler les dépendances des autres héros de Marin Ledun. Voici ce que j'évoquais au sujet de La Guerre des vanités :
Aurions-nous là les débuts d'une série consacrée aux addictions ? Après l'alcool, le tabac, l'auteur confrontera-t-il à son prochain personnage un autre désir compulsif du genre ? L'amour ? On remarquera qu'une nouvelle fois, une femme laisse une empreinte importante dans le roman, tant dans l'histoire que dans la psychologie du personnage principal.
Ici, même sensation. L'auteur va droit au but, trouve le verbe efficace qui va percuter le lecteur de plein fouet. Il est d'ailleurs difficile de considérer les Visages comme un simple roman. C'est un témoignage, un livre de bord, un testament.
" Mais tout le monde ment ! 
— Pas moi, lieutenant Revel. Pas moi."
J'ai envie d'ajouter : 
Pas à la mère, à l'amante et au médecin.

Les Visages écrasés, P148.
Carole devient une guerrière, une femme soldat, qui entreprend une quête que plus rien ni personne ne va pouvoir arrêter. Comme un de ces autres avatars dans Zone Est, Sylia :
Et puis un autre point commun, qui devient un rendez-vous incontournable dans les livres de Marin Ledun : sa faculté à créer des personnages féminins d'une grande richesse. Comme le héros de ZE, on hésite entre la femme enfant ou soldat, la femme maitresse ou traitresse, etc.
Un roman brûlant et viscéral, qui évoque l'épineux "dossier" de la souffrance au travail, tel un véritable cancer qu'il ne tient qu'à nous d’éradiquer. Une véritable apogée dans la bibliographie de l'auteur, carrément évidente quand on confronte ce livre aux autres, que ce soit dans la forme ou dans le fond. 

Je vais conclure en évoquant deux autres supports, indispensables selon moi pour prolonger la réflexion sur cette souffrance qui "nous travaille" et qui fera l'objet d'une autre chronique : L'essai Pendant qu'ils comptent les morts, co-écrit par Marin Ledun et Brigite Font Le Bret, aux éditions La Tengo. Et le dvd J'ai très mal au travail, un documentaire de Jean-Michel Carré, très instructif qui vous permettra d'entendre le psycho-dynamicien du travail Christophe Dejours, sommité en la matière, qui est cité à de nombreuses reprises dans Pendant qu'ils comptent les morts.

Frédéric Fontès



Aucun commentaire: